Migraine ophtalmique et hallucination collective

Un article qui coule dans la veine du précédent.

Hiver 2003

Voici un petit événement que je raconte fréquemment tant je le trouve symbolique et efficace.

Mes dents ont toujours été alignées, contrairement à celles de certains de mes camarades : plantées aléatoirement sur la gencives (j’ai en tête une scène de lancé de couteaux effectuée par un amateur, les yeux bandés) *. Pour une sombre histoire de largeur de mâchoire, j’ai dû porter de mes 11 à mes 14 ans, un appareil dentaire avec des élastiques et bien sûr, de vraies bagues apparentes que je décollais régulièrement.

Mon orthodontiste m’effrayait.
Il représentait à mes yeux le doppelgänger de Joe Dassin : châtain, les cheveux un peu long, bouclés, un visage plutôt carré et des yeux perçants, exorbités, très bleus. Bien propre sur lui, son visage était parfois traversé d’un sourire large mais fade ou… pas franc. Oui, il semblait perpétuellement agacé, contenu.
Ce qui le rendait un peu humain ? Il était passionné de Tintin (oui, le personnage reporter de bandes dessinées) et possédait de très belles figurines en résine qu’il exposait dans son cabinet. Je me souviens d’une fusée lunaire – d’environ 80 centimètres – à damier rouge et blanc qu’aujourd’hui je n’arrive plus à dissocier de ce souvenir.

Chaque rendez-vous provoquait chez moi une crise d’angoisse. J’y pensais une semaine à l’avance et la panique allait croissante jusqu’au moment du rendez-vous.

Peut-être que ma salive particulièrement acide (…) attaquait sa colle ? Sans vouloir ou oser remettre en cause ses qualités. Je vivais très mal son énervement froid, sa sévérité, ses remontrances, ses tics d’agacement… quant à quelque chose sur lequel je ne pensais pas tellement avoir la main.

Il y avait un petit patient handicapé, que je croisais régulièrement dans la salle d’attente. Je me suis parfois surprise à penser « Si j’avais un trouble de cet ordre, peut-être que je ne me ferais pas engueuler ? ».

Je sortais soulagée de ces rendez-vous (la tempête était passée) mais… la gencive indolente, comme engourdie. Peu à peu la paralysie se levait et laissait place à l’endolorissement. S’en suivaient 3 à 5 jours de douleurs lancinantes tout le long de la gencive supérieure. Souffrance que peut deviner la majeure partie des personnes ayant subi le même traitement…

Pour mon confort moral, je m’étais autopersuadée que cette douleur était un mode d’expiation des fautes commises au tribunal des bagues décollées.



Un mercredi – traditionnellement jour d’orthodontie – pour marquer le coup ou faire avancer le traitement (et ne plus jamais me revoir…), le docteur a particulièrement serré mes bagues. Le soir j’avais si mal… à ne plus pouvoir manger solide !

Le lendemain matin, jour gris d’hiver froid au ciel menaçant, je me suis rendue à l’école dans un très mauvais état. Vers 11 h 30, en cours de cathéchèse (comprendre catéchisme), alors que nous venions d’entamer un « Je Vous Salue Marie », j’ai senti que le malaise n’était pas loin. J’ai timidement demandé au professeur si je pouvais me rendre à l’infirmerie afin de m’allonger un peu. Pas d’apparition de la Vierge mais des hallucinations visuelles dû à la migraine que je traînais depuis des heures. Immanquablement, la nausée est arrivée. NDLR : j’ai toujours la nausée : en voiture, en bateau, pendant une migraine appuyée, après la prise de certains médicaments… Aujourd’hui, j’estime que ma tension systolique à ce moment, devait tourner autour de 80 mmHg : « 8 ».

Honnêtement ? J’étais blanche comme le cul de l’épouse du prof’ et mes lèvres étaient violettes comme la veine saillante qui traversait son cou. J’avais sérieusement l’air au bord du trou.

Mr. D. m’a répondu : « Inès, Jésus a souffert sur la croix. »

J’ai dû insister pour enfin avoir le loisir de vomir – l’eau que je venais de boire en grande quantité – sur le sol de l’infirmerie, imbibant mes chaussures au passage. L’infirmière était ravie « Tu ne pouvais pas attendre la bassine ?! ». Sincèrement : non.
Je me suis demandé si elle n’était pas seulement bonne à distribuer des serviettes hygiéniques en précisant « C’est la dernière, après il faudra en acheter ! »…

Ce qu’il lui restait de gentillesse s’émoussait à chaque assaut de mon estomac contre le sol de son espace pisseux. Je peinais à viser la bassine tant le flot était vif.

– Ta mère t’a laissée aller à l’école comme ça ?!
– Oui elle travaille puis y a contrôle de maths…
(L’expérience m’avait appris que dans ces établissements on adorait culpabiliser les mères qui n’étaient pas « au foyer ».)

Maman, contactée et invitée, est venue rapidement me rejoindre et me chercher aussi furieuse qu’ennuyée « Tu es trempée, nous sommes en plein hiver (AKA période fiscale) ! Tu attends toujours le dernier moment pour te manifester ! »

À vrai dire, quand j’étais malade, j’avais toujours l’impression de faire un caprice et vomir était pour moi la seule façon d’être prise en considération.



* Je souhaiterais leur offrir une pensée… certains ont dû se soigner à l’âge adulte (ce qui n’est pas plus simple). Leurs parents – pourtant fortunés – avaient d’autres priorités que les scolioses et les dents éparpillées... Surtout, j’aimerais rendre hommage aux choix de mes parents… pas si terribles à bien y penser.